Certaines personnes me demandent, à propos, par exemple, de leur relation avec leurs parents : « C’est peut-être mon Oedipe que je n’ai pas résolu ? » Aïe, encore ce pauvre Oedipe, me dis-je alors.
Selon Freud et une certaine littérature psychanalytique, en effet, nous aurions tous le désir (secret) de tuer le parent de même sexe que nous et d’avoir des rapports sexuels avec le parent de sexe opposé. Soyons plus précis, pour les personnes qui ignoreraient cette théorie (certains psys pensent d’ailleurs que cette théorie n’en est même pas une, ils la tiennent – hélas, à mon avis – pour une vérité universelle) tout garçon rêverait donc de tuer son père et de coucher avec sa mère. Pour les filles, ce serait l’inverse. Le mythe d’Oedipe en serait l’illustration, et « symboliserait » ces désirs inconscients.
Tuer ou agresser un parent
Or, au fil de mes années de travail comme psychothérapeute, j’ai beau observer, écouter, essayer de vérifier : je n’ai pas rencontré ni adultes ni enfants qui souhaitaient naturellement tuer leur parent de même sexe qu’eux et coucher avec le parent de sexe opposé.
« – Oui, mais c’est inconscient ! » peut-on me répondre. « Un désir refoulé », qui se cache… Bien vu : avec cet argument, on est dans l’impasse : aucune vérité n’est possible, puisque :
– si je dis que ce n’est pas vrai, c’est que je « cache » la vérité, donc c’est vrai,
– et si je dis que c’est vrai, c’est donc que c’est vrai !
Ainsi, avec cette idée que ce serait inconscient, tout est verrouillé, et la parole des clients est disqualifiée.
J’ai écrit qu’ils ne le souhaitaient pas naturellement, mais évidemment j’ai rencontré des clients qui avaient envie de tuer l’un ou l’autre parent, qui éprouvaient en tous cas une grande colère et de la rage vis-à-vis d’eux.
Mais d’une part, il ne s’agissait pas forcément du parent de même sexe : certains hommes éprouvent de la colère et de la rage à l’égard de leur mère, d’autres à l’égard de leur père. Idem pour les femmes. Car tout dépend de la façon dont ils ont été traités par l’un ou par l’autre.
En effet, d’autre part, en ne se cantonnant pas à la surface des choses, il est clair que ces personnes avaient été gravement agressées par ces parents : dévalorisation, abandon, mépris, coups, critiques récurrentes, harcèlement, trahison… la violence psychologique et physique, subie par des enfants, qui sont par définition en situation d’impuissance, puisqu’ils ne peuvent pas s’enfuir ou s’opposer facilement, entraîne une violence de leur part, parfois à retardement, à l’adolescence ou à l’âge adulte. Ne sachant pas comment contenir leur rage et leur blessure, ces « ex-enfants » ont parfois des envies de meurtre. Mais ce n’est pas forcément vis-à-vis du parent de même sexe. C’est vis-à-vis de l’adulte qui les a agressés, et particulièrement d’un adulte qui était censé nous protéger.
De l’autodéfense à retardement
C’est cela, pour moi, le fameux Oedipe : c’est de l’autodéfense à retardement. Cela peut arriver à tout enfant à qui on ne laisse pas de place, ou qui se sent menacé par l’un de ses parents – ou les deux. Menacé dans son existence ou dans l’amour qui lui est donné. Lorsque l’amour n’est pas donné inconditionnellement, notamment, l’enfant se sent en danger. Parce que pour un enfant, l’amour est vital. S’il se sent rejeté par les personnes les plus proches, il peut n’avoir personne à qui se raccrocher.
Il survit, tente de ne pas voir l’insupportable pour ne pas être submergé par des émotions qu’il ne saurait pas contenir, et plus tard, dans des situations semblables, laisse exploser ces émotions.
Oedipe lui-même a été
victime d’une tentative d’assassinat … par son propre père.
Avec la complicité de sa mère, qui l’abandonne au berger que son père a chargé d’exposer Oedipe aux bêtes sauvages, sur la montagne. Plus tard : Oedipe tue celui qui a tenté de l’assassiner, et revient au plus près, si je puis dire, de la femme qui lui a donné son premier abri. On peut y voir quelque chose de logique. Un essai (erroné, bien sûr) de réparation de ce qui a été blessé. Mais selon moi ce n’est pas vraiment un essai de réparation. Si là encore on va plus loin, on peut se rendre compte que les réactions d’Oedipe sont une tentative de
se protéger de ce qui pourrait encore arriver. Car il a gardé dans sa mémoire
traumatique les
blessures vécues quand il était nouveau-né.
Assassiner son fils pour se sauver la vie… le choix de Laïos. Dans la Grèce antique, on accepte de « payer » pour les crimes de ses ancêtres.
Alors, me direz-vous, c’était donc bien inconscient, il a « senti » que c’était son père, et l’a tué ? Il a « senti » que c’était sa mère, et il s’est « débrouillé » pour se marier avec elle ? Je trouve que c’est donner beaucoup d’importance et de toute-puissance à notre inconscient. Je crois davantage aux calculs de probabilités et aux hasards incroyables. Qui n’a pas déjà entendu des récits de coïncidences extraordinaires ? Pour combien de coïncidences qui ne se sont jamais produites, malgré tout le désir, conscient ou inconscient, des personnes ?
Oedipe le nerveux a une mémoire traumatique
Ce qui peut, selon moi, expliquer la trajectoire d’Oedipe, c’est à la fois le hasard – oui, je pense que le hasard existe, je le conçois comme une probabilité statistique – qui le met sur le chemin de son père, et la mémoire traumatique de son premier attachement.
Paul Diel a une hypothèse très intéressante qui rejoint cela (bien que son style soit un peu indigeste, j’ai trouvé son approche de la mythologie grecque très intéressante). En parlant d’Oedipe, il parle du « nerveux » (1). Blessé dans sa plus tendre enfance sur l’ordre de son père, par l’abandon, mais en plus parce que pour le faire dévorer par les bêtes sauvages son pied avait été percé, pour y passer une cordelette, par le berger qui devait l’accrocher à un arbre dans une montagne, arraché à la présence et à l’odeur de sa mère, sans réconfort, exposé à la mort, Oedipe devient « nerveux » et réagit à la moindre agression de façon agressive.
Oedipe, une cordelette passée au pied pour le suspendre aux arbres : la mort donnée par les parents.
Oedipe a gardé cette mémoire traumatique que le danger peut surgir à tout instant, dans la rencontre avec un homme agressif (de la génération précédente) et dans la séparation d’avec une femme, elle aussi de la génération précédente.
Néanmoins, et cela a son importance, il aime les parents qui l’ont recueilli et élevé, le roi et la reine de Corinthe. Il leur est très attaché et lorsqu’à Delphes l’oracle lui annonce qu’il tuera son père et se mariera avec sa mère, il est désespéré. C’est là qu’il part, qu’il fuit, terrifié. Parce qu’Oedipe ne souhaite justement pas cela. Ceux qu’il considère comme ses parents – qui se sont toujours présentés comme tels, sans lui dire qu’ils l’avaient adopté – l’ont protégé et aimé, ils l’ont élevé. Ignorant sa vraie origine, donc, et avec la peur de la malédiction présente dans cette Grèce patriarcale antique, Oedipe ne cherche pas à dénouer la vérité et à conjurer les sentences de l’oracle. Comme son père, il subit la prédiction, tétanisé par la peur, la terreur de cette violence qu’on lui annonce vis-à-vis de ses parents, dont il pense qu’il s’agit de ceux qu’il connaît, ses parents adoptifs, et qu’il aime. Il est important de replacer cette histoire et les comportements des personnes, dans le contexte de cette société où l’on ne remet pas en cause les Dieux, leurs représentants, les « signes » qu’ils envoient. Où l’on subit l’histoire – c’est un monde de tragédie.
Le secret de son histoire enferme Oedipe dans un choix faussé
C’est dans sa fuite qu’Oedipe rencontrera ses géniteurs. Et les situations dans lesquelles il se trouve sont une réplique de ce qu’il a vécu comme enfant : d’abord un homme plus âgé qui refuse de lui faire sa place, et dont le cocher l’agresse physiquement. Ensuite une femme, qu’on lui « offre » comme un objet, pour le récompenser d’avoir délivré la ville de Thèbes du Sphinx, monstre destructeur. Pour ne pas accomplir la prédiction et se marier avec sa mère adoptive, il se sent condamné à ne plus retourner chez elle – chez ses parents. Il se marie donc à cette femme dont il ignore qu’elle a été sa mère biologique. En voulant lutter contre la prédiction, comme son père, il s’enferre, parce qu’il est bloqué dans un secret. Le secret de son histoire l’enferme dans un choix faussé.
Dans sa mémoire traumatique, qui n’a jamais été désenkystée, Oedipe a conservé ces empreintes : ces situations sont dangereuses, elles mettent sa vie en cause. Son système d’alerte n’a pas été « remis à jour », et ne peut lui indiquer qu’il n’est plus un nourrisson et qu’il peut se protéger autrement maintenant qu’il est adulte. Ce système le met donc en vigilance complète, ce qui restreint son champ de perception. Il ne voit qu’une chose : l’agression ou la séparation, et une seule solution : tuer l’homme âgé qui commande le serviteur qui l’agresse, d’abord, puis ne pas retourner chez lui.
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La suite dans un prochain article…
(1) Notez d’ailleurs que « névrose » vient de également « nerf ». Même origine…
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Alexandre
A propos de cette relecture du mythe, voir les ouvrages que Thierry Gaillard y a consacrės. Il a donné des interviews que vous pouvez telecharger sur son site, http://www.thierry-gaillard.com
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