Les symptômes
Un enfant, s’il traverse apparemment sans encombre des épisodes d’abandon, peut développer des symptômes plus tard, à l’âge adulte.
Les symptômes varient énormément, tout comme les êtres humains. Parmi eux, on trouve toutes les formes d’attachement insécurisé :
– L’attachement appelé “anxieux ambivalent”, c’est à dire des personnes manifestant une angoisse disproportionnée à toute absence ou éloignement d’une personne proche avec parfois un rejet, en parallèle, de la présence de ces mêmes personnes. Souvent des femmes, mais pas seulement.
– Par suite, la dépendance à des personnes même maltraitantes.
– L’attachement dit “évitant” des personnes capables de se couper de leurs émotions : indifférence ou absence d’expression de leurs sentiments, peu de contacts, peu d’échange d’affection. Quand ces personnes sont avec des personnes insécurisées, qui leur manifestent beaucoup d’attention, l’évitement peut être d’autant plus fort qu’ils se sentent alors d’une part sécurisés par le comportement de l’autre, et d’autre part sollicités pour donner en retour : cela peut leur être très difficile, parce qu’inconnu, mais aussi parce que cela suscite de la colère – non consciente – en réalité destinée aux adultes qui les ont abandonnés dans l’enfance. Cela peut donc tourner à l’indifférence hostile. Ce sont souvent des hommes, mais là encore, pas seulement.
– Une idéalisation des parents les plus abandonniques, souvent les pères. Quand les parents sont morts ou qu’ils ont été victimes eux-mêmes, il peut par ailleurs être très compliqué pour les enfants d’intégrer tous les sentiments contradictoires qu’ils peuvent éprouver.
– Les personnes ayant en permanence plusieurs partenaires. “Il faut toujours que j’aie une personne de rechange pour ne pas vivre l’abandon” me disait un homme, conscient de son manque de sécurité affective.
– L’anxiété dans toute situation de séparation, avec des amis, des collègues, avec ses enfants, etc.
– Des manifestations psycho-somatiques – maladies de peau, asthme, difficultés à respirer librement, etc. Les symptômes ne sont pas spécifiques, ils se logent selon le terrain de la personne.
– Les addictions : pour combler un manque, un vide, comme un puits sans fond – et c’est sans fin parce que ce n’est pas le bon puits : il faut réparer le manque dans l’enfance, aujourd’hui l’adulte n’a pas les mêmes besoins.
– L’obsession de l’accumulation – avoir, avoir, impossible compensation à ce qui n’a pas été donné, ou pas assez donné. Notre société de consommation est largement fondée sur ce manque…
– L’impulsion à commettre des vols – essayer d’obtenir ce qui n’a pas été reçu ou, quand ce sont des enfants, ce qu’on ne leur donne pas.
John Bowlby a été l’un des premiers à faire un lien entre des périodes d’abandon vécues par les enfants et des actes de vol – d’argent le plus souvent. Il a publié une étude sur 44 enfants ou jeunes adolescents ayant commis des vols, et met en évidence les situations de délaissement des enfants concernés 1 Il faudrait faire le même genre d’études pour nos grands voleurs bien placés :-). De quoi ont-ils manqué ?
– D’autres symptômes encore existent, la liste n’est pas exhaustive, les symptômes se construisent en fonction de chaque personne, de sa biologie, de son histoire propre.
Pour un enfant, perdre les personnes dont on attend qu’elles prennent soin de nous équivaut à une menace de mort. Sans moyens émotionnels, intellectuels et physiques suffisants, un enfant peut difficilement survivre et surtout vivre seul ou trouver une aide ou une autre communauté. Il le sait instinctivement.
Menaces et situations d’abandon
Je me souviens d’un client qui me racontait un terrible épisode de son enfance – hélas, parmi d’autres – où sa mère, à bout de ses capacités nerveuses, lui dit d’un ton glacial qu’elle ne voulait plus le voir et qu’il allait partir de la maison ; cet enfant, qui ne savait pas encore lire, du haut de ses cinq ans attrapa cependant l’annuaire et commença désespérément à y chercher l’adresse d’un déménageur, terrifié, à la limite lui aussi du délire, car sachant pertinemment qu’il ne savait pas lire.
Un autre jeune homme était venu en consultation avec sa mère. Il souhaitait qu’elle prenne la mesure de sa détresse à lui alors qu’il avait 6 ans, et qu’elle avait crié, à son frère et à lui, qu’elle les trouvait insupportables et qu’elle allait quitter la maison, qu’ils ne la reverraient jamais. Dans le cas de cette mère, ces paroles avaient été exceptionnelles, car par ailleurs elle avait protégé et entouré ses enfants. Et pourtant, c’est à partir de ce moment-là que son fils avait commencé à être agressif, à se déconnecter de l’école : il avait été saisi par ces mots, mais sans s’en rendre compte, et il luttait inconsciemment contre l’angoisse effarante de ne plus avoir son seul soutien adulte, sa mère (qui était seule au foyer), et contre la culpabilité d’avoir été le responsable de cette menace. Plus tard, âgé d’une vingtaine d’années, au cours d’un stage de développement personnel, il avait entendu la thérapeute expliquer que l’agressivité d’un enfant pouvait s’expliquer par des peurs. Et ce souvenir lui était brusquement revenu dans un flash.
Beaucoup d’enfants ne peuvent pas prendre du recul vis-à-vis de telles menaces. Comment le pourraient-ils ? Les parents ont le pouvoir, et les enfants ne peuvent pas grand chose contre un abandon. Sans autre adulte à qui se confier, paralysés d’effroi, les enfants ne peuvent souvent même pas se formuler à eux-mêmes ce qui s’est passé et ce que cela produit en eux.
Mais parfois, ce ne sont pas les menaces d’abandon qui terrifient l’enfant, c’est la situation ou le comportement lui-même.
Une femme me raconte comment, lorsqu’elle était enfant, ses deux parents travaillant, elle restait seule à la maison, après l’école, attendant le retour de ses parents assez tard le soir. Pour ne pas se mettre en danger vis-à-vis d’intrus éventuels, elle faisait tout son possible pour ne pas signaler sa présence à la maison : elle n’allumait pas la lumière, ne baissait pas les volets, et osait à peine bouger. Des heures pendant des mois, des années entières, le soir après l’école, à guetter, à essayer de se protéger en ne bougeant pas.
Une autre se souvient de la disparition soudaine de son père, dans un pays très lointain. Sa mère, soucieuse de ne pas la traumatiser, lui disait que son père pensait à elle. Ma patiente idéalisait son père, refoulant la blessure et l’humiliation de ne plus recevoir de l’amour. Et ses relations avec les hommes butaient régulièrement sur les mêmes limites : elle se faisait “quitter” sans explication, sans retour.
A suivre : 3. L’abandon, amour et chocolat
(1) https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2006-1-page-7.htm