… pour se libérer de leurs chaînes ?
En face de certaines femmes qui consultent et parlent de leur difficulté à dialoguer avec les hommes – qu’ils soient amis, pères, frères ou autres, je me prends souvent à penser : où sont les hommes ? Qu’attendent-ils donc pour faire sauter le carcan qui les empêche de s’exprimer vraiment, loin des clichés et de la peur de ne pas être des hommes ?
Ces femmes en rient, en pleurent, sont philosophes ou acharnées, laissent tomber puis essayent à nouveau, se forment à d’innombrables techniques de communication et/ou de connaissance de soi, lisent, se documentent, parlent entre elles, s’organisent, et se connaissent elles-mêmes de plus en plus profondément. Elles se soutiennent mutuellement, apprennent à se demander de l’aide, de l’écoute.
Combien d’hommes peuvent prendre leur téléphone et demander à un ami : “Est-ce que tu aurais un moment pour m’écouter ? J’ai besoin de parler” ? Pour une grande proportion d’hommes encore, il est très difficile d’exprimer ses émotions, quand ce n’est pas, pour commencer, de les observer à l’intérieur d’eux-mêmes. Or, pour avoir un dialogue plus vrai, pour dépasser des relations superficielles de rapports de force, de consommation, d’indifférence, il est nécessaire d’avoir accès à sa vie intérieure : être conscient de ce qui nous agite, nous fait bouillonner ou nous tend, ou au contraire nous paralyse, nous glace, nous laisse sans voix ou sans énergie. Sans être débordé par ces émotions, sans les étouffer non plus, les observer pour pouvoir exprimer nos besoins profonds et légitimes… et entendre ceux des autres.
Il y a des hommes qui savent faire cela, bien sûr. Selon John Gottmann1, thérapeute de couple, cette différence entre hommes et femmes n’est pas biologique, puisque 20 % d’hommes ont spontanément la faculté de discerner et d’exprimer calmement leurs émotions… et d’écouter celles de leurs partenaires2.
Et puis il y a des hommes qui, peu à peu, acquièrent cette faculté et apprennent à se voir, intérieurement, tels qu’ils sont : des êtres tout aussi complexes, sensibles, vulnérables et forts que les femmes. Et qui osent le montrer quand ils se sentent en sécurité. Ne nous méprenons pas : c’est un chemin que doivent parcourir également les femmes, certaines plus que d’autres (dont je suis hélas), en fonction du climat dans lequel elles ont grandi.
Lorsque je parle des hommes ici, en général, j’espère que vous comprendrez que je suis loin de les réduire à un comportement général, absolu, figé. Je pense à des tendances générales pour une majorité d’entre eux, qui heureusement se réduit. D’autre part, les hommes qui viennent en thérapie sont évidemment sur un chemin de libération et de connaissance d’eux-mêmes et je ne voudrais pas qu’ils se sentent non reconnus dans leur démarche, qui est aussi celle des hommes qui cherchent cela “hors thérapie”.
Etre enfant : dur dur pour les garçons
Je me souviens encore d’une discussion avec un commerçant, très ouvert au développement personnel, qui s’est soudain exclamé : “Je me rends compte en effet que j’ai dit plusieurs fois à mon fils : “Arrête donc de pleurer comme une fille !”. Qu’est-ce qu’on est conditionné !”.
En thérapie, on en vient forcément à évoquer les relations avec nos parents, qui ont été les premiers acteurs, avec nous, de notre construction psychologique. Or, il est difficile de se remettre en contact avec ses souvenirs d’enfant pour un garçon que l’on somme d’être “fort” alors qu’il se sent en souffrance (pour de multiples raisons : deuil, peur, frustration d’affection ou de respect…). Il est dans une situation inextricable.
En effet, s’il sent qu’il souffre, il se perçoit comme faible : c’est interdit. S’il se force à n’être que fort, il se coupe de ses désirs profonds (de sécurité, de respect, d’amour…). Il vit alors comme un robot, ou un soldat, ou ce qu’on l’incite à imiter, ou ce qu’il peut trouver pour traverser cette période “temporaire” – car le but, ne l’oublions pas, dans beaucoup d’éducations, c’est de devenir comme les grands : fort et insensible à ses “futiles” émotions. Certains enfants vivent ou plutôt survivent, dans cette période, en “attendant” l’âge adulte, pour sortir d’un rapport de force où ils sont impuissants, soumis – “petits”.
Alors pour un garçon, revenir à ses souvenirs d’enfant, cela peut signifier se replonger dans ce dilemme insupportable, risquer d’être à nouveau en contact avec des émotions interdites, que l’on n’a souvent pas apprises à accueillir, à contenir tranquillement et à transformer… c’est terrifiant ; mais c’est humiliant de se dire terrifié, puisqu’on doit n’être que fort… « même pas peur ». Quel cycle infernal pour certains hommes !
Peut-être le pire : sentir la peur en soi
C’est aux hommes de le dire, sans doute, mais il me semble que chez ceux que j’ai pu croiser, beaucoup – pas tous – ont tellement refoulé le sentiment de peur, que c’est celui qui fait le plus… peur.
Peur
de montrer ses pleurs,
d’être agressé,
d’être seul,
de montrer sa peur,
peur
des mots durs,
des mots moqueurs,
peur des reproches,
de mal faire,
peur d’être humilié, rabaissé, ignoré, dévalorisé, pas intégré… des peurs légitimes qui concernent tout être humain, parce qu’elles correspondent aux besoins légitimes d’être reconnu, respecté, intégré, mais qui n’ont pas droit de cité dans la définition d’un homme.
Le pire du pire, sans doute, étant la peur de l’abandon. Car il n’y va pas seulement de la peur de mourir – pour un enfant, l’abandon, c’est une menace de mort – il y va aussi de l’humiliation de ressentir le manque d’amour d’une mère, et d’un père. Car là encore, la peine d’amour d’un enfant, ce n’est pas sérieux. Un enfant, c’est petit. Les sentiments de quelqu’un de petit ont-ils autant d’importance que ceux d’un grand ? Pas pour beaucoup de personnes, encore de nos jours. D’autant que quand on a tellement lutté pour ne pas sentir ce stress insupportable, il est difficile d’accepter de ressentir ce que vivent les enfants dans les situations que l’on a connues enfant.
Les troubadours peuvent chanter la perte d’amour de leur belle. Mais peuvent-ils, avec la même profondeur et la même intensité, prendre au sérieux leur manque d’amour de la part de leurs mère et père ? Tout le monde ne s’appelle pas Yves Duteil (Prendre un enfant par la main), ni Stromae (T’es où Papa ?).
Alors, messieurs, qu’attendez-vous ?
Il y a eu cette campagne3, en Australie, où des hommes se montraient touchés, en train de pleurer, avec beaucoup de dignité. L’auteur s’était intéressé au taux élevé de suicides chez les hommes en Australie (75 % du nombre total des suicides).
Il y a tous ces témoignages d’hommes – y compris hétérosexuels – qui se disent enfermés dans les codes d’une masculinité réductrice. Il y a les hommes féministes, il y a les recherches sur les questions de genre, sur le pouvoir, sur la domination d’un groupe sur un autre.
Il faudrait que les hommes puissent se sentir en sécurité quand ils lâchent les rapports de force avec les femmes, les enfants, et les autres hommes, bien sûr. Qu’ils cessent de croire qu’il faut qu’ils forcent les autres à entrer dans ces rapports de force et de compétition sous peine de perdre – quoi ? leur place ? leur identité ? Qu’ils puissent ne plus se considérer comme des prédateurs, mais comme des partenaires égaux, des chercheurs de (leur) vérité, d’éthique, de relations équilibrées.
Les choses évoluent, et on attend que les hommes se manifestent, plus encore, sur leur droit à exister et à être fort tout en ayant leur part de vulnérabilité.
C’est en partie grâce à cette vulnérabilité que se fait la rencontre complète avec les autres humains, avec le vivant tout entier. Parce qu’en rencontrant la vulnérabilité de l’autre, on rencontre l’autre tout entier – pas seulement dans sa force à lui ou elle. Dans la sexualité, les parties les plus vulnérables du corps humain se rencontrent aussi. Dans la rencontre des sentiments et des pensées, il en est de même.
1 John Gottmann a observé de nombreux couples en situation de dialogue “conflictuels”, où des mesures, y compris physiologiques (pression sanguine, échantillons d’urines, de sang) ont été effectuées pour essayer de cerner les processus en cours à l’intérieur de chaque personne.
2 Toujours selon J. Gottmann, pour les femmes, ce sont 20 % d’entre elles qui ont des difficultés pour accéder calmement à leurs émotions.
3 http://www.madmoizelle.com/man-up-pleurer-prevention-suicide-666855
4 http://www.madmoizelle.com/masculinite-feminisme-803101