Oedipe est-elle une histoire d’attachement traumatique ?
Lisons l’histoire d’Oedipe à la lumière de la théorie de l’attachement. La théorie de l’attachement, c’est quoi ? Rapidement dit : cette théorie postule que biologiquement, on a besoin, dès la naissance, de quelques personnes qui nous protègent et nous donnent suffisamment de sécurité pour nous aider à traverser les difficultés de la vie. Et ce qui nous donne le plus de sécurité, c’est l’affection, inconditionnelle. Qui nous sera donnée quoi qu’il arrive. Et que nous nous attachons donc aux personnes qui nous paraissent pouvoir nous fournir cela. La plupart du temps, il s’agit de nos parents, et de nos parents biologiques. Par ailleurs, cette sécurité, nous la cultivons tout au long de notre vie. Elle est indispensable à notre survie.
Oedipe, lui, a trouvé chez ses parents adoptifs un bon attachement. Mais il manque quelque chose à leur relation : la vérité sur ses origines biologiques. Du coup, la mémoire corporelle d’Oedipe est là, en lui, cette mémoire que la personne au sein de laquelle il s’est développé a brusquement disparu, qu’on lui a percé ou attaché les pieds, qu’on l’a remis à quelqu’un qu’il ne connaissait pas – par deux fois : le berger chargé de le tuer, ayant pitié de lui, l’a remis à un autre homme, qui l’a remis à ceux qui sont devenus ses parents adoptifs. Mais cette mémoire physique n’est pas reliée au reste de sa mémoire, intellectuelle et émotionnelle, qui lui permettrait de prendre du recul dans les situations critiques. (1)
Et la prédiction brutale qui lui est assénée, sans lui donner toute l’information, là non plus, sur ce qui s’est passé pour lui peu après sa naissance, est d’une grande violence. Elle l’oblige à envisager qu’il va, contre son gré, commettre deux crimes, qui n’ont aucun sens pour lui. Pour lui, violenter ses figures d’attachement, ses parents (adoptifs sans qu’il le sache) va contre sa vie, sa survie. D’un autre côté, sa mémoire traumatique, liée à la violence de son abandon et de la tentative d’assassinat dont il a été victime, n’est pas guérie : par conséquent il surréagit et, au lieu de demander conseil, de chercher de l’aide, il se sent en situation de survie, en danger de perdre son intégrité. Il s’enfuit alors pour sauver cette intégrité et essayer d’échapper à l’oracle. Et lorsque dans sa fuite il rencontre un groupe d’hommes qui l’agressent, son hypervigilance, son irritabilité sont telles qu’il frappe et tue, sans réfléchir, se croyant en situation de danger mortel. Notre violence est à la mesure du danger ressenti, que ce danger soit réel ou non.
Si l’on sort de la tragédie, de « l’inéluctable »…
Imaginons maintenant qu’un autre homme qu’Oedipe rencontre Laïos dans le « chemin creux ». Un homme qui ne serait pas un « nerveux », comme le décrit Paul Diel. Un homme qui se serait senti dans une relative sécurité toute son enfance et son adolescence, tranquille : si le cocher l’agresse, il peut reculer, se mettre à l’abri sans essayer de tuer les personnes en face. Il penserait par exemple que ces personnes sont vraiment agressives, qu’elles n’ont pas suivi de formation à la Communication non Violente ;-), qu’elles auraient peut-être besoin d’aller voir un(e) thérapeute :-), que le cocher est victime d’une aliénation sociale dans sa position de serviteur et qu’il crie ainsi pour se décharger de son ressentiment 🙂 … cet autre homme, capable de recul, peut se mettre de côté, les laisser passer pour continuer tranquillement son chemin sans pour autant perdre son honneur ni se sentir en danger.
On voit qu’il y a d’autres comportements possibles : mais évidemment, dans les tragédies, la liberté des protagonistes est réduite. On y présente les solutions comme obligatoires, personne ne peut y déroger – c’est la coutume, c’est la loi, les Dieux ont décidé, etc. Justement, prenons un peu de distance : nous évoluons, collectivement, par rapport à ces croyances. D’ailleurs – s’il fallait quand même un peu de légitimité marquée du sceau des Grecs anciens – certains héros avaient décidé de s’affranchir de ces décisions « obligatoires » (Prométhée par exemple). Alors ne faisons pas comme si cela avait été « impossible » : la fatalité, les dieux, les coutumes ont bon dos. Il faut savoir questionner un déroulement présenté comme inéluctable.
Cherchez dans la mythologie – puisqu’on y est – des histoires où les pères essaient de tuer leurs enfants – et y parviennent d’ailleurs, comme Tantale – des mères qui abandonnent leurs enfants : il y en a plein. Mais la réaction des enfants devenus adultes n’est pas toujours la même. Chaque vécu est différent, et les rencontres que l’on fait au cours de sa vie sont toujours différentes. Dans cette histoire, cela s’est passé de cette manière.
Freud et ses parents : une histoire universelle ?
Pourquoi l’histoire d’Oedipe aurait-elle une signification universelle, et pas les autres histoires ? Tout simplement, selon moi, parce que Freud lui a donné cette importance-là. Il trouve un écho dans ce mythe, et estime, modestement, que cela doit être le cas pour tous les enfants – je dis modestement sans être ironique, parce que cela peut être de la modestie de penser qu’on n’est pas un cas particulier. Il est cependant utile de le vérifier. Or, d’une part je ne suis pas sûre qu’il ait vraiment essayé de le faire, d’autre part on sait qu’un biais de la recherche, c’est le désir de trouver un résultat particulier.
Certains auteurs affirment que ce récit a effectivement trouvé en lui cet écho particulier en raison de son histoire personnelle – en Gestalt-thérapie, on dit que nous voyons dans le monde ce que nous avons en nous. Par ailleurs, Freud étant parvenu à obtenir la reconnaissance internationale qu’il souhaitait, et les êtres humains étant en quête de modèles explicatifs et de clés, certains psychanalystes ont adopté cette idée du complexe d’Oedipe, qui provenait de cet homme reconnu, espérant que cette clé les aiderait à comprendre les patients.
La théorie du complexe d’Oedipe institue l’inceste, paradoxalement
Le paradoxe de cette théorie du complexe d’Oedipe présentée comme universelle, c’est qu’elle institue l’inceste, finalement, en la présentant comme un « fantasme » inhérent à l’être humain – et à l’être humain dans son enfance.
Elle en donne donc, de plus, la responsabilité à l’enfant.
D’autre part, certains psys – et pas seulement des psychanalystes – apparaissent dans une grande confusion sur la sexualité liée à cela. En attribuant aux enfants, en effet, le désir de coucher avec le parent du sexe opposé, certains psys attribuent aux enfants – dès leur plus jeune âge – une sexualité génitale qui n’a rien à voir avec la réalité des enfants.
Le soi-disant « symbolisme » qui justifie cela introduit encore plus de confusion. On en a parfois plein la bouche et plein les oreilles : « symbolique » permet en fait souvent de se livrer à n’importe quelle interprétation, en mélangeant les âges, les étapes, la réalité et le mythe.
Cette théorie a plusieurs conséquences néfastes pour l’accompagnement des personnes en psychothérapie.
D’une part, elle peut provoquer de la confusion chez certaines personnes quant à leurs propres sentiments : « On me dit que je veux cela, je n’y ai jamais pensé, je ne sens pas ça en moi, je ne comprends pas… ».
Le déni de l’inceste réel à cause de cette théorie
D’autre part, encore plus grave : cette théorie a poussé certains psys à nier la réalité d’incestes vécus. En effet, en partant de l’idée que les fantasmes d’inceste de la part des enfants étaient « normaux » et humains, ils ne parvenaient pas – et on peut dire « ils ne parviennent pas » pour certains d’entre eux pour qui cela reste vrai – à voir que ces incestes avaient vraiment lieu. Ils ne font pas la différence entre ces fantasmes (supposés, selon moi) et la réalité.
Ainsi, à des patients qui affirmaient avoir été, ou être encore, victimes d’abus (sexuels, ou de violences physiques ou psychologiques) de la part de leurs parents, ces psys répondaient qu’ils n’avaient pas « résolu » leur complexe d’Oedipe. Sans, d’ailleurs, leur expliquer comment ils pourraient parvenir à cette fameuse résolution.
Pour certaines personnes qui souffrent de sympômes graves – anorexie, boulimie, addictions – j’ai entendu des explications de ce type : « n’a pas résolu son complexe d’Oedipe ». La violence des parents, les abus de la famille ou d’autres personnes sont à peine explorés : l’Oedipe doit être résolu. Et la réalité de la vie de la personne passe à la trappe.
Il est déjà difficile, je trouve, d’aider les personnes victimes de violence, qu’elle soit sexuelle, physique ou psychologique : d’une part parce qu’en tant qu’aidants nous sommes pris, nous aussi, dans nos zones d’aveuglement, de blessures non guéries, de paralysie (liée à nos propres dissociations passées) encore latente. D’autre part parce que la psychothérapie est une recherche commune de guérison, et que nous cherchons toujours de nouvelles manières d’aider les personnes, de nouveaux outils, de nouvelles connaissances apportées par la recherche, par les échanges avec nos collègues. Cela peut prendre du temps, c’est un chemin souvent complexe. Alors si, de plus, une théorie vient nier la réalité verbalisée par les patients, et ajouter ainsi d’autres freins, elle est néfaste.
Aussi ne nous enfermons pas dans cette idée que nous voulons tuer père ou mère et désirer l’autre parent (celui qui reste, s’il en reste un 😉 ). Si vous avez de l’agressivité vis-à-vis de vos parents, essayez de voir ce qui vous a blessé, ce qui peut-être vous blesse encore. Pouvez-vous modifier la situation ? Vous protéger ? Réparer ? Pouvez-vous apaiser en vous, éventuellement grâce à la psychothérapie, votre ressentiment et votre tristesse ? Plus vous reconnaîtrez ce qui vous a fait mal, plus vous parviendrez à le traverser (à condition de pouvoir modifier la situation).
Et en tant que parents, si vos enfants vous agressent… ou veulent une grande proximité physique, réfléchissez à ce qui leur a manqué, à ce qu’ils ont pu vivre comme une agression ou un abandon de votre part. Faites-vous aider, le cas échéant, pour identifier ce qui se passe, ce qui s’est passé, et parvenir à leur dire clairement que vous êtes désolé(e), d’une part, et pour assainir vos relations, d’autre part.
Les enfants ne sont pas responsables de l’inceste
Quant à l’inceste, ne le nions pas, et n’en faisons pas porter la responsabilité, par un quelconque fantasme, aux enfants. Les enfants ne sont pas responsables de l’inceste. Et ils ne le souhaitent pas. Ce que souhaitent les enfants, c’est de l’amour inconditionnel maternel et paternel, de protection, d’affection, de tendresse.
Oedipe, Blanche-Neige et le Petit Poucet
Pour finir cet article, Méléagre (tué par sa mère), Oedipe, Pélops (tué par son père), Blanche-Neige, le Petit Poucet et bien d’autres, héros ou non, pourraient créer une association de victimes de tentatives d’assassinat par les parents. Pour la promotion d’une parentalité bienveillante. Pour sortir des mythes.
Et vous ? Qu’éprouvez-vous vis-à-vis de vos parents ?
Dans un prochain article, je vous parlerai des ancêtres d’Oedipe, du système social de la vengeance et de punition, du tabou de la pédophilie.
(1) Notre corps se souvient en effet, parce que nos perceptions sont d’abord sensorielles – évidemment, pouvons-nous dire ! Mais nous avons tendance à l’oublier, tant nos dissociations, parfois minimes, sont fréquentes. Nos pensées prennent forme après tout un cheminement de nos sensations. Mais parfois, ces sensations ne parviennent pas à notre conscience, soit parce que nous n’en avons pas besoin – nous n’enregistrons pas consciemment la température qu’il fait à tout instant de notre vie, pour donner un petit exemple. Mais plus tard, ces informations enregistrées par nos sens peuvent venir à la conscience, soit spontanément, parce que nous nous trouvons dans une situation qui provoque ce retour, soit en les sollicitant grâce à certaines techniques.
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Voir aussi cet article que je trouve intéressant :
http://www.regardconscient.net/archives/0104oedipe.html
Mathilde
Il y a aussi dans la bible le sacrifice d’Abraham prêt à immoler son fils Isaac. Je n’ai jamais compris le sens de cette histoire, sauf que c’est pervers de demander ce sacrifice, et on ne sait pas ce qui se serait passé si Abraham avait refusé. Prôner l’obéissance aveugle est dangereux, comme démontré dans l’expérience de Stanley Milgram ou comme Alice Miller l’a dénoncé au travers de ses livres. Hitler n’aurait pas eu de pouvoir si la population avait été élevée dans le respect (et non « à la prussienne » avec des châtiments corporels violents).